Bühler, Nolwenn. "Procréation médicalement assistée." Anthropen, 2017. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.043.
Abstract:
L’expression « procréation médicalement assistée (PMA) » est utilisée pour désigner les techniques médicales permettant la manipulation des gamètes – ovules et sperme – hors du corps humain dans le but d’engendrer un nouvel être humain, et, par extension, le domaine de la médecine qui a pour but de traiter l’infertilité. Les techniques de base comprennent l’insémination de sperme, la fécondation in vitro (FIV), ainsi que la congélation de gamètes ou d’embryons. En ouvrant les processus biologiques de la procréation à l’intervention médicale et à la contribution biologique de tiers – par exemple dans le don de sperme, d’ovules ou la grossesse pour autrui (GPA) – elles ouvrent des possibilités inédites de division du travail reproductif. On parle également de Nouvelles Techniques de Reproduction (NTR) (Tain 2015) ou de Techniques de Reproduction Assistée (TRA) en référence au terme anglais Assisted Reproductive Technologies (ART) (Courduriès et Herbrand 2014) pour désigner ces techniques. Depuis la naissance du premier « bébé éprouvette » en 1978 en Grande-Bretagne, leur liste ne cesse de s’étendre, marquant ainsi une technologisation croissante des processus de création de la vie humaine, mais également sa normalisation et standardisation (Franklin 2013a), ainsi que son inscription dans un marché globalisé de la procréation en pleine expansion (Waldby et Mitchell 2006). Dès ses débuts, l’anthropologie s’est intéressée aux différentes représentations qui entourent la création de la vie, ainsi qu’à son organisation sociale et à sa régulation. Cet intérêt s’est manifesté dans l’étude de la parenté, domaine ayant occupé une place centrale dans la discipline au point qu’il en est devenu un emblème. Dès les travaux de Lewis Henry Morgan (1871) sur les systèmes de parenté et la distinction qu’il établit entre systèmes classificatoires et descriptifs, on trouve les traces d’un questionnement sur ce qui fonde les liens de parenté et la place des liens de sang. Comment comprendre, toutefois, que la contribution physiologique masculine à la procréation n’apparaisse pas comme nécessaire au fondement de la paternité chez les Trobriandais étudiés par Malinowski (2010) ? Cette question qui a généré un débat de plusieurs décennies sur l’« immaculée conception (virgin birth) » et la supposée ignorance des peuples dits « primitifs » quant aux « faits de la vie (facts of life) » (Delaney 1986 ; Franklin 1997) montre à quel point l’étude de la parenté s’est construite sur une distinction implicite entre les faits biologiques de la procréation et les catégories sociales et culturelles de la parenté. Cette distinction se retrouve également au cœur de la célèbre analyse de Levi-Strauss (1949) sur les interdits et prescriptions qui régulent le choix de partenaires reproductifs et qui marqueraient le passage même de la nature à la culture. L’anthropologue américain Schneider (1984) a critiqué la distinction implicite entre parenté sociale et biologique qui sous-tend l’étude classique de la parenté, en montrant à quel point elle est façonnée par le modèle de parenté prévalant aux États-Unis. Cependant, l’apport majeur des travaux anthropologiques plus anciens à l’étude de la procréation médicalement assistée est de montrer que le biologique n’est jamais suffisant à faire des enfants, ou en d’autres termes que la procréation est toujours assistée, et que les systèmes de parenté et l’institution du mariage figurent parmi les premières techniques de reproduction permettant de diriger la transmission de la substance reproductive (Franklin 2013a). En suivant la critique de Schneider et sous l’impulsion des études féministes qui se développent dans les années 1970, les études de la parenté prennent alors une nouvelle orientation plus critique, en se rapprochant des études sur le genre, et en mettant la reproduction au cœur de la recherche anthropologique. L’essor de la procréation médicalement assistée auquel on assiste dans les années 1980 contribue grandement à ce renouvellement en raison des questions qu’elle pose pour ces domaines d’études. On distingue généralement deux grandes phases dans l’orientation des recherches sur la PMA (Thompson 2005). Ces techniques ont, dans une première phase qui couvre grosso modo les années 1980 et le début des années 1990, suscité beaucoup de débats. Elles ont été fortement critiquées tant dans les milieux féministes français (Testard 1990 ; Lesterpt et Doat 1989), qu’anglo-saxons (Spallone et Steinberg 1987). La critique produite dans cette première phase peut se lire à la lumière des débats générés par le mouvement féministe des années 1970 sur les inégalités entre les hommes et les femmes, la problématique médicalisation du corps des femmes et plus généralement l’invisibilisation de leur travail reproductif (Tabet 1985). Elle met notamment en avant le risque d’exploitation et de contrôle du corps des femmes soumises à l’injonction normative à la maternité (Rouch 2002). Elle vise également la fausse promesse faite par la PMA d’apporter une réponse médicale à l’infertilité, tout en dissimulant des taux de succès très bas et en parlant d’infertilité « de couple », alors que toutes les interventions ont lieu sur le corps des femmes (Van der Ploeg 1999). Si la critique féministe demeure présente, une attention croissante à la complexité de la PMA et de son vécu se développe dans une deuxième phase qui couvre grosso modo la deuxième moitié des années 1990 et les années 2000. En effet, alors que le recours à la PMA s’est de plus en plus normalisé, ces techniques ne cessent d’interroger les catégories de parenté et les représentations de la création de la vie qui semblent le plus tenues pour acquises. Ce qui est mis en avant c’est la dimension paradoxale de la PMA, notamment en raison de sa capacité à reproduire du même et imiter la nature, tout en produisant de l’entièrement nouveau (Franklin 2013b ; McKinnon 2015). Par exemple, ces techniques sont mises au service de la parenté génétique, et tendent à la naturaliser, mais la dénaturalisent également en mettant en lumière le travail nécessaire à sa réalisation (Thompson 2005). Ce faisant, elles déplacent et brouillent les frontières entre nature et culture, privé et public, local et global, passivité et agentivité, offrant ainsi un terrain fertile au développement de la réflexion anthropologique. Actuellement, deux grandes lignes de recherche se développent. La première – les New Kinship Studies ou Nouvelles Études de la Parenté – poursuit le questionnement de l’anthropologie de la parenté. Ces études cherchent, d’une part, à comprendre comment les techniques de procréation médicalement assistée troublent la distinction entre nature et culture et contribuent à transformer la notion même du biologique (Strathern 1992 ; Franklin 2013a). Elles investiguent, d’autre part, l’émergence de nouvelles configurations familiales rendues possibles par ces techniques. Elles s’interrogent notamment sur les transformations des conceptions de la maternité, de la paternité, et du modèle familial bilatéral, en se penchant sur les expériences vécues des couples ou sur les appareils juridiques qui les encadrent (Porqueres i Gené 2009). La division de la maternité entre ses dimensions éducative, gestationnelle et génétique, rendue possible par le don d’ovules et la GPA, est particulièrement discutée (Kirkmann 2008). La question de l’anonymat des donneurs de sperme et donneuses d’ovules (Konrad 2005) et de la ressemblance (Becker et al. 2005) font aussi l’objet d’analyses socio-anthropologiques, ainsi que, de manière émergente, les communautés de « frères » et « sœurs » qui peuvent se constituer autour d’un même donneur (Edwards 2015). De plus, tout un pan de la recherche s’intéresse aux manières de faire famille dans les couples gays, lesbiens, et trans, et à la manière dont le modèle de famille hétéronormatif est renforcé ou au contraire, contesté et transformé (Mamo 2007 ; Herbrand 2012). Une deuxième lignée de recherche – l’étude sociale de la reproduction – se focalise plutôt sur la médicalisation de l’expérience reproductive et de l’infertilité et sur ses conséquences pour les femmes. Elle s’interroge sur sa stratification (Ginsburg et Rapp 1991) et met en lumière l’imbrication de processus situés à différents niveaux allant du corporel – niveau cellulaire, génétique – au culturel, historique et structurel – comprenant par exemple l’État, le marché, et la religion (Almeling 2015). Adoptant une perspective globale et sortant du cadre national, tout un pan de recherche s’intéresse à la circulation des gamètes, des donneurs et donneuses, des couples en recherche d’enfants et à la constitution d’un marché et d’un « tourisme » de la reproduction (Waldby et Mitchell 2006 ; Kroløkke 2012). Cherchant à remédier à la focalisation générale des études sur les femmes, un nombre croissant de recherches se penche sur les expériences masculines de l’infertilité et de la PMA (Inhorn 2004). Finalement, suivant le développement récent de techniques permettant de congeler des ovules, d’anticiper la baisse de la réserve ovarienne et de préserver la possibilité d’avoir un enfant génétique dans le futur, on assiste à l’émergence d’études focalisant sur la biomédicalisation de l’infertilité liée à l’âge (Martin 2010 ; Baldwin et al. 2014 ; Bühler 2014 ; Waldby 2015). Alors que la technologisation de la procréation ne cesse de s’étendre, comme le montre la récente naissance d’un bébé conçu grâce à une technique de transfert mitochondrial, appelée couramment « FIV à trois parents » (génétiques) (Couzin-Frankel 2016), elle continue à aiguiser la réflexion anthropologique en offrant un « miroir au travers duquel nous pouvons nous regarder » (traduction de la citation en épigraphe, Franklin 2013a :1).