Simon, Lionel, Lucienne Strivay, Bernard Charlier, and Séverine Lagneaux. "Animaux." Anthropen, 2017. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.054.
Abstract:
« Qu'est-ce que l'animal ? Voilà une de ces questions dont on est d'autant plus embarrassé, qu'on a plus de philosophie et plus de connoissance de l'histoire naturelle. (…) Une définition de l’animal sera trop générale, ou ne sera pas assez étendue, embrassera des êtres qu'il faudroit peut-être exclure, et en exclura d'autres qu'elle devroit embrasser. Plus on examine la nature, plus on se convainc que pour s'exprimer exactement, il faudroit presqu'autant de dénominations différentes qu'il y a d'individus, et que c'est le besoin seul qui a inventé les noms généraux » (Diderot 1751). La diversité des formes physiologiques, des comportements individuels ou collectifs et des modalités des relations hommes-animaux montre qu’il n’y a pas d’animal type mais plutôt une tension entre un pullulement de signifiés et un signifiant trop générique. Le pluriel s’impose dès lors que l’on maintient la catégorie. Non seulement elle ne dispose pas partout d’une traduction mais surtout, quand elle existe, les référents auxquels elle renvoie selon les contextes ethnographiques sont susceptibles de variations considérables et significatives. Dans la plupart des dictionnaires ethnologiques et anthropologiques, on trouve rarement une entrée « animal/animaux ». Les informations relatives aux animaux sont dispersées dans des articles traitant des catégories matérielles et/ou idéelles. Il est pourtant indéniable que la nature comme les animaux ont toujours fait partie du champ de l’anthropologie. L. H. Morgan, par exemple, a écrit son livre sur la parenté et les structures politiques parmi les Iroquois en même temps que son étude The American Beaver and his Works (1868). Aucune communauté humaine ne s’est développée indépendamment des échanges avec les animaux. C’est pourquoi, depuis la fin du XXe siècle, l’exploration des relations entre les hommes et les animaux s’est instituée en disciplines et en domaines de recherche spécialisés. Les animaux forment un point de bouillonnement actuel de l’anthropologie : avec ses frontières poreuses, le concept constitue un révélateur, un lieu de croisement des savoirs et de déplacement intéressant des perspectives. L’étude des relations hommes-animaux soulève des questions à la fois éthiques, épistémologiques et politiques ainsi qu’en témoignent les travaux de Haraway (2006, 2007, 2010). Elles étaient ainsi clairement perceptibles dans l’anthropologie physique. Dès son origine au XVIIIe siècle, l’étude de la parenté entre les vivants s’est conjuguée à une hiérarchisation des espèces et des races. Tout l’enjeu, aujourd’hui encore, vise à interroger l’exception humaine pour envisager plutôt les hommes parmi les vivants et ce sans amalgame. Ce qui importe serait davantage le respect de la prolifération des singularités respectives et des formes complexes d’hybridation sociale et de coévolution. Les animaux investissent de nombreuses sphères de la vie publique et privée. Ces contacts sont historiques, formulés contextuellement dans le temps et dans l’espace. Ainsi, que l’a souligné Ingold (2000), les hommes et les animaux partagent un passé phylogénétique et des modalités de mémoire qui émanent de ces histoires communes. Le développement contigu des recherches éthologiques sur les communications animales et les usages d’outils, les formes de transmission, les stratégies sociales bousculent la construction des frontières du langage et de la culture au point d’engager la réflexion vers une ethno-éthologie. Ce tournant qualifié d’animaliste ne peut être séparé ni des questions traitées par les sciences studies ni du déploiement de l’anthropologie de la nature (voir, par exemple, Descola, 2005). Par ailleurs, ce déplacement s’opère tout autant dans les formes du vivre ensemble pratiquées au cœur des sociétés dites « modernes ». En témoignent, notamment, les controverses suscitées par l’entrée de certains non humains dans des domaines de compétence – juridiques, éthiques, politiques… – réservés, jusqu’à récemment, à la seule sphère d’activité des humains (par exemple, les débats autour du bien-être des animaux ou des politiques de réintégration d’espèces sauvages dans des lieux d’où elles avaient disparus). Les binômes fondateurs sujet/objet et nature/culture, dont sont dénoncés respectivement la force de réification et l’ethnocentrisme font place à l’examen des modalités fluctuantes de leurs enchevêtrements et se voient, souvent, substituer l’analyse des interactions entre humains et non-humains. Les animaux (mais aussi les plantes, les pierres, les météores, les esprits, les artefacts …) se trouvent donc au départ d’un décentrement fondamental du champ ethno-anthropologique. Classiquement, l’ethnologie a étudié les usages humains des animaux à travers la chasse, la pêche, la domestication, le pastoralisme, les rituels, le symbolisme, etc. Tout fait ressource. Rien ne se perd, tout se transforme depuis les excréments jusqu’aux ongles, la chair, la graisse, le sang, les tendons, les os, les dents, le cuir, la fourrure, la laine, les plumes, les élytres, les écailles, la force, la présence, l’agilité, les sens, les humeurs, les sons, etc. Mais les formes du traitement technique, ainsi que le suggèrent A-G. Haudricourt (1962) pour les plantes et les animaux et P. Lemonnier (2012) pour les Mundane Objects permettent d’interroger, par homologie, les formes du traitement d’autrui. Aujourd’hui, les approches interspécifiques et interactionnistes se déploient, rendant visibles des relations multiformes co-construites éminemment plastiques telles qu’elles se manifestent, par exemple, au travers des attachements entre les éleveurs et leur bétail (Despret, Porcher, 2007; Stepanoff, 2012). Tandis que, à titre d’exemple parmi tant d’autres possibles, les modes utilitaristes de réification, de marchandisation, de spécialisation des fabrications du vivant (sélection des races, création d’OGM, etc.) s’intensifient dans les sociétés hyper techniciennes, les controverses éthiques et juridiques peinent à établir un consensus autour du statut de « l’animal ». Or c’est précisément la considération simultanée des différences et des ressemblances, celle des interstices, des distances et proximités critiques, des tensions et tiraillements qui rendent les questions animales si riches aux yeux des ethnologues (Brunois, 2007; Mougenot, Strivay, 2011). Car en effet, en dépit de et avec ces écarts, les hommes et les animaux continuent d’interagir dans des mondes partagés.