Gandsman Ari, Vanthune Karine. "Génocide." Anthropen, 2019. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.098.
Abstract:
Si le but premier de l'anthropologie est de faire de notre monde un endroit sans danger pour les différences humaines, tel que l’affirma Ruth Benedict, le génocide, qui a pour but ultime l'élimination systématique de la différence, pose un problème urgent pour la discipline. Au cours des dernières décennies, le rôle et les responsabilités éthiques de l'anthropologue vis-à-vis des groupes auprès desquels il mène ses recherches ont fait l’objet de nombreux débats –dont entre autres ceux conduits par Scheper-Hughes (1995), qui plaide pour un engagement militant des chercheurs au nom d’une responsabilité morale, et d’Andrade (1995), qui argue pour leur neutralité afin de préserver leur objectivité. Toutefois, dans le contexte du génocide, de tels débats n’ont pas leur place, l'anthropologue ne pouvant en être un observateur détaché. L’anthropologie du génocide n’est apparue que vers la fin des années 1990, avec la publication d’Annihilating Difference (2002) de Laban Hinton. Plus généralement, les anthropologues ne s'intéressèrent pas à la violence étatique avant leur intérêt croissant pour le discours et la défense des droits humains, à partir des années 1980. Dès lors, ils s’éloignèrent de l'étude à petite échelle de communautés relativement stables, pour se concentrer sur des objets de plus grande échelle comme l’État, les institutions ou les mouvements transnationaux. Ce changement d’approche eut pour effet de dé-essentialiser le concept de culture, complexifiant du même coup l’analyse des différences humaines et de leur construction et leur réification pour fins d’annihilation. Les approches anthropologiques du génocide en historicisent et contextualisent le concept, en en faisant remonter les origines aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les atrocités commises par l'Allemagne nazie furent décrites par Winston Churchill comme « crime sans nom ». Raphael Lemkin, un juriste polonais-juif, inventa le néologisme en combinant genos, le préfixe grec pour « gens », avec cide, le suffixe latin pour « meurtre » (Power 2002). Il fut adopté par le droit international en 1948, via la Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du génocide, qui le définit comme une série d'actes « commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Bien que les anthropologues n’abordassent pas directement le génocide nazi, beaucoup furent impliqués dans ce dernier. L’anthropologue Germaine Tillion, qui fut internée dans le camp de concentration de Ravensbrück après avoir été capturée comme membre de la résistance française, en publia même une étude ([1945] 2015). Le mouvement d’autocritique de la discipline a amené nombre d’anthropologues à relire, au travers du prisme du génocide, la complicité de leurs prédécesseurs avec les projets coloniaux de l’époque. L'« ethnologie de sauvetage », par exemple, a été dénoncée comme ayant problématiquement eu pour prémisse la disparition inévitable et rapide des peuples autochtones. Nancy Scheper-Hughes (2001) a à ce titre analysé la relation ambivalente qu’eut Alfred L. Kroeber avec Ishi, alors présumé dernier survivant d’un peuple décimé. L'anthropologie biologique et physique a pour sa part été accusée d’avoir accordé une crédibilité scientifique à des idéologies racistes ayant légitimé des génocides, comme ce fut le cas en Allemagne nazie. Plus insidieux est le fait que des théories anthropologiques aient pu être appropriées par des promoteurs de discours de différenciation et d’haine raciale, comme par exemple les théories hamitiques, inspirées des études linguistiques et mythologiques de l’indo-européen, qui furent plus tard mobilisées pour justifier le génocide rwandais. La plupart des études anthropologiques contemporaines sur le génocide en examinent l’après. Les anthropologues se concentrent notamment sur la manière dont les génocides sont remémorés et commémorés, en particulier en termes de construction de « la vérité » dans le contexte de projets dits de « justice transitionnelle », ou en relation avec le legs à plus long terme de cette violence, qui peut toucher plusieurs générations. Ce type d’études se centre généralement sur l’expérience des victimes. Quelques travaux, néanmoins, étudient les origines des génocides, et portent alors leur regard sur leurs auteurs –comme ceux de Taylor (1999) sur le Rwanda, ou de Schirmer (1998) sur le Guatemala– et se penchent sur la question du passage à l’acte et de la responsabilité individuelle (Terestchenko 2005 ; Kilani 2014). Ce type d’études prend ce faisant très au sérieux le problème éthique de la représentation du génocide, tel que le décria Adorno, quand il qualifia de barbare l’écriture de poésie après Auschwitz. Si représenter le génocide se présente comme une injonction morale, demeure le danger de le mystifier ou de le normaliser. C’est pourquoi la plupart des anthropologues qui analysent ce phénomène essaient d’être fidèles à l’appel de Taussig (1984) d’« écrire contre le terrorisme ». Ils reconnaissent toutefois les limites de toute approche compréhensive de ce phénomène, le témoin idéal du génocide, comme l’ont souligné Levi (1989) et Agamben (1999), étant celui qui ne peut plus parler. La définition du génocide continue de faire l’objet de débats importants parmi ses spécialistes, dont les anthropologues. Si les cibles d’un génocide sont généralement perçues comme constituant un groupe ethnique ou religieux aux yeux de ses protagonistes, Lemkin avait initialement prévu d'y inclure les groupes politiques. Or ces derniers furent exclus de la définition de la Convention en raison d'objections soulevées notamment par l'Union soviétique, à l'époque engagée dans l’élimination des présumés opposants politiques au régime stalinien. De nombreux chercheurs continuent de plaider pour que la définition du génocide ne fasse référence qu’à la seule intention d'éliminer des personnes sur la base de leur présumée différence raciale. D'autres, cependant, s’opposent à cette restriction de la définition, suggérant au contraire de l’élargir afin d'y inclure les catastrophes écologiques, par exemple, ou la destruction systématique d'identités culturelles, telle que le projetât le système des pensionnats indiens au Canada (Woolford 2009). Si élargir le sens du génocide risque de diluer sa spécificité au point de le banaliser, reste qu’une définition trop stricte du phénomène peut faciliter la contestation d’allégations de génocide pour quantité de meurtres de masse –et dès lors entraver sa prévention ou punition. C’est pourquoi Scheper-Hughes (2002), par exemple, plaide plutôt pour la reconnaissance de « continuums génocidaires ». Selon elle, démontrer le potentiel génocidaire des formes de violence quotidienne et symbolique par le biais desquelles les vies de certains groupes en viennent à être dévaluées, peut contribuer à la prévention de ce type de violence de masse. Un autre sujet de controverse concerne le particularisme de l'Holocauste, tantôt conçu comme un événement historique singulier qui défie toute comparaison, ou comme un phénomène d’extermination de masse parmi d’autres ayant eu pour précurseurs des génocides antérieurs, comme le génocide arménien. Une autre question est de savoir si un génocide ne peut se produire que dans un contexte où ses victimes sont sans défense, ce qui rendrait dès lors l’utilisation de ce concept inadmissible dans des situations où les victimes ont eu recours à la violence pour se défendre. De nombreux travaux anthropologiques ont d’ailleurs remis en cause la nature exclusive des catégories de victime, d’auteur ou de spectateur dans des situations de violence extrême, et ce étant donnée la « zone grise » identifiée par Levi (1989) et discutée par Agamben (1999) –soit ce matériau réfractaire, dans des situations de violence de masse, à tout établissement d'une responsabilité morale ou légale, l’opprimé pouvant devenir l’oppresseur, et le bourreau, une victime. Ce faisant, la plupart rejettent une conceptualisation purement relativiste du génocide, et dénoncent la mobilisation de ce concept pour justifier des programmes politiques racistes ou anti-immigration – comme c’est aujourd’hui le cas en Amérique du Nord et en Europe, où certains groupes fascistes d’extrême droite revendiquent être les victimes d’un « génocide blanc » pour légitimer des politiques xénophobes. La question de qui a l’autorité de qualifier des actes de violence comme constituant un génocide, et au nom de qui, demeure –tel que le démontre Mamdani (2009) dans sa critique du mouvement « Sauver le Darfour ». Qualifier tout phénomène de violence de masse de « génocide » n'est pas qu’un acte de description. Il constitue d’abord et avant tout une action politique qui implique un jugement éthique.